A la recherche de la cynophilie naissante, du moyen-âge à 1911 (partie 3/7)
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Raymond TRIQUET, France
« Maître de Conférence » Senior à l’Université de Lille III,
ancien Président de la Commission des Standards de la FCI
DAUBENTON, le collaborateur de BUFFON à qui l’on doit l’introduction en France du
mouton mérinos en 1776, publie Instructions pour les bergers et les conducteurs de
troupeaux.
Il ne s’agit donc plus seulement de les garder mais de les conduire. DAUBENTON (en
vérité d’AUBENTON, 1716-1800) a pris une grande part dans la description des mammifères
et, en particulier, des chiens dont il a détaillé les parties du corps à la façon
d’un standard. Et il emploie le mot « race », division de l’espèce : « il y a plusieurs
races très distinctes parmi les chiens ». « On reconnaît aisément dans un
métis les races dont il provient ». On découvre, chez DAUBENTON des observations
qui seront reprises par d’autres bien plus tard. Par exemple, « ces animaux se ressemblent
tous à l’intérieur pour les parties molles et les caractères distinctifs de chaque
race consistent dans les os et dans la forme extérieure du corps ». L’expression
« caractères distinctifs » est de notre temps. Nous disons actuellement que le type
est dans la tête. DAUBENTON le sait déjà : « La forme du museau est le trait le
plus marqué de la physionomie des chiens de chaque race ». Il décrit les mâtins,
les grands danois (ou danois de carosse), les lévriers, les chiens de berger « qu’on
emploie à la garde des troupeaux », les chiens-loups, les chiens de Sibérie, les
chiens d’Islande, les chiens courants, les braques, les bassets (ceux « à jambes
droites » et ceux « à jambes torses » comme ceux « aux poignets tors et aux longues
oreilles qui balaient la rosée du matin » que SHAKESPEARE décrit en 1600, dans le
Songe d’une nuit d’été), les grands barbets, les épagneuls, les gredins (épagneuls
noirs ou épagneuls d’Angleterre tandis que les gredins « marqués de feu » sont appelés
« pyrames », tous deux ancêtres des spaniels), les petits danois « qui ont le plus
souvent des taches noires et blanches et, lorsqu’ils sont mouchetés de noir sur
un fond blanc, on les appelle arlequins pour désigner cette bigarrure ». On croirait
du Bernard DENIs dans sa Nomenclature des robes chez le chien de 1982 : «
la robe bigarrée est également décrite sous les noms d’arlequin ».
Viennent ensuite les chiens turcs ou chiens de Barbarie et les dogues au « museau
gros, court et plat » et au « nez retroussé », au bout de museau noir et au corps
fauve pâle. BUFFON dit que le dogue vient d’Angleterre et que « l’on a peine à maintenir
la race en France » à cause du climat. Nous pensons, bien sûr, au Bulldog dont ni
BUFFON ni DAUBENTON ne disent un mot bien qu’il soit célèbre en Angleterre et que
le nom Bulldog (chien de taureau) soit apparu en 1500. Richard THORNBILL
qui a traduit l’oeuvre de BUFFON dès 1804 rend en anglais « dogue » par Bulldog
et « dogue de forte race » par strong Bulldog. Il s’agit évidemment du Bulldog
de l’époque, qui avait un nez pour respirer et attaquer le taureau. Les autres chiens
cités par DAUBENTON sont des « races métives » (« races engendrées de deux espèces
», c’est-à-dire métisses – nous dirions « races croisées ») : les petits barbets,
les bichons qui « ont été fort à la mode, mais on n’en voit presque plus ». Des
chiens sont donc « à la mode » au XVIIe siècle, ce qui me semble « furieusement
» moderne ! et on les appelle aussi « chiens de Malte » qui sont « chiens à longs
poils », les chiens-lions dont « la queue a un bouquet de poil à l’extrémité » ,
les doguins ou dogues de Bologne, dogues d’Allemagne ou mopses (donc, des carlins
– allemand : der Mops), les dogues de forte race, qui sont « bien plus grands
» que les « vrais dogues », « mélange du vrai dogue avec des mâtins ou des danois
».
DAUBENTON ne connaît pas le mot « retrempe » mais il l’explique très bien, plus
d’un siècle avant le Traité de zootechnie de DECHAMBRE. Il montre que lors
d’un croisement entre deux races, « les caractères du métis disparaissent » si on
accouple ce métis avec un sujet d’une des deux races d’origine. Il ajoute que «
les caractères dominants » d’une des deux races « passent au second métis, et peuvent
dès cette seconde génération rétablir l’une des races originaires ». Il explique
également comment l’homme a créé des « races nouvelles et distinctes » « en ayant
soin de perpétuer les différences dans la forme de leurs corps (…) en faisant accoupler
des individus doués des mêmes qualités ». Voilà nos chiens de race, fils de l’homme
et c’est BUFFON luimême qui l’exprime le plus élégamment. Il observe tout d’abord
et cela sera repris sans cesse en des termes différents bien plus tard, que le chien
est de tous les animaux « celui dont la nature est la plus sujette aux variétés
(…) la forme même n’est pas constante ». C’est dans le chien que l’on « trouve les
plus grandes variétés pour la figure (nous dirions forme ou contour, ou dans un
standard, aspect général), pour la taille, pour la couleur ou pour les autres qualités
». Et voici comment on peut fixer une race nouvelle :
Illustration de l’Histoire naturelle générale et particulière avec la description du cabinet du roy, Tome V, imprimerie royale, 1755.
Illustration de l’Histoire naturelle générale et particulière avec la description du cabinet du roy, Tome V, imprimerie royale, 1755.
Dès que, par un hasard assez ordinaire à la nature, il se sera trouvé dans quelques
individus des singularités ou des variétés apparentes, on aura tâché de les perpétuer
en unissant ensemble ces individus singuliers.
C’est du DAUBENTON avec la plume du maître. Donc, la science est en place, et même
les croisements probablement consanguins. Mais où est la cynophilie, avec son élément
« amour du chien » ? BUFFON l’exprime très bien :
Il (le chien) est tout zèle, tout ardeur et tout obéissance (…)
Il adore l’homme, qui ne le vaut pas.
Ce sera également le jugement de KIPLING, un siècle plus tard :
Ce chien vaut mieux que la plupart des hommes.
BUFFON a vu aussi l’étrange mimétisme qui fait que le chien « prend le ton de la
maison qu’il habite ; (…) il est dédaigneux chez les grands et rustre à la campagne
». Ne dit-on pas « tel maître, tel chien » ?
Pour quelle raison faudra-t-il encore attendre plus d’un demi-siècle pour voir l’éclosion
de la cynophilie ? Tout semble en place mais le niveau de vie n’est pas suffisant.
J’ai comparé jadis la passion des chiens de race aux soins consacrés aux pelouses.
Il faut être riche pour semer de l’herbe, la rouler, la tondre avec des engins de
plus en plus sophistiqués, pour finalement la jeter. Il faut être riche pour élever
et soigner des chiens de race pour ne pas s’en servir autrement que les montrer
en parcourant des distances parfois considérables. Or, les communications dépendent
encore du cheval et non du cheval-vapeur.
Au XVIIIe siècle, en France, le « siècle des lumières », on philosophe, on étudie
et on folâtre. On fait des mots d’esprit et les dames ont un petit chien dans leur
manchon mais le peuple a faim.
Il y a encore des années de disette ou de famine (600.000 morts en 1709, 80.000
en 1740). Avec BUFFON nous sommes à l’aube de longues années de « bruit et de fureur
», de la Révolution de 1789 à Waterloo, et jusqu’aux révolutions de 1830 et de 1848
en Europe. Si DAUBENTON sera couvert d’honneurs, le fils de BUFFON sera guillotiné.
Un poète français, méprisant, qualifia le XIXe siècle de « siècle à mains ». ce
fut plutôt un siècle à science et un siècle à machines et le siècle de la Révolution
Industrielle. Après LINNE, ce naturaliste suédois qui, au XVIIIe siècle, a codifié
la description des plantes et des animaux en proposant quatre catégories : la classe,
l’ordre, le genre, l’espèce, classification qui sera complétée et adoptée partout,
après BUFFON et DAUBENTOn vient Georges CUVIER avec ses Leçons d’anatomie comparée
en 1805 (l’année de la bataille d’Austerlitz) et, en 1816 (un an après Waterloo)
Le Règne animal distribué d’après son organisation. CUVIER classe le « doguin-mopse
» (le carlin) dans les « petits chiens d’appartement » avec les bichons qui portent
« les marques les plus fortes de la puissance que l’homme exerce sur la nature ».
En 1824 paraît l’Histoire naturelle des mammifères de GEOFFROY-SAINT-HILAIRE
et Frédéric CUVIER (le frère de Georges CUVIER). Les auteurs montrent les modifications
dans le sens du raccourcissement de la tête et la diminution de la « capacité cérébrale
». Les dogues de forte race ont une vie courte : « à cinq ou six ans, ils montrent
déjà de la décrépitude ».
Histoire d’un manchon, habité par César, Le monde illustré (1858)
N’est-ce pas une grande préoccupation chez les éleveurs modernes de certains molossoïdes
? En 1859, DARWIN publie De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle
et, en fin de siècle, MENDEL, avec ses petits pois est le génial auteur des lois
de l’hybridation (1865) et le fondateur de la génétique, même s’il ne sera guère
connu en France qu’après la guerre de 14-18, ayant pour les Français les défauts
d’être moine et autrichien.
Le « sport canin » va s’établir tout d’abord en Angleterre parce que c’est là qu’ont
été inventés les « rural sports » et parce que ce pays est plus riche avec
le développement rapide du machinisme. La preuve ? Les ouvriers anglais ont porté
des chaussures alors que les ouvriers français allaient en sabots, d’où le surnom
donné aux Français : clogs, des « sabots », avant de devenir des « mangeurs
de grenouilles » (frog-eaters). La proximité phonétique de « frog » et de
« clog » n’est certainement pas pour rien dans cette affaire ! Sa révolution technique
a commencé dès le XVIIIe siècle. Les premières locomotives ont roulé au début du
XIXe avec George et Robert STEPHENSON et le premier transport de voyageurs date
de 1825. La reine Victoria a pris le train pour la première fois en 1842. Pas de
chemin de fer, pas d’exposition autre que purement régionale. Tout n’est pourtant
pas rose. C’est le temps des slums (taudis), d’Oliver Twist (1838), des combats
de chiens (le « Bull and Terrier » ayant remplacé le Bulldog du temps d’Elizabeth
I), et des concours sur rats avec de nombreux terriers comme l’ « English White
Terrier » aujourd’hui disparu. Les combats étaient très populaires (cruauté et bêtise
des hommes) et allaient de pair avec les combats de boxe à mains nues qui ont duré
jusqu’en 1889. Les terriers se multiplient dans le Nord industriel de l’Angleterre,
les races se diversifient et se fixent. Les chiens « de race » sont élevés dans
les cités ouvrières. De même, en France, les bouledogues français seront élevés
par le petit peuple de Paris (le mot apparaît en 1741 mais la race ne sera connue
officiellement qu’en 1898 – selon LUQUET). « Les Anglais ont été de tout tems (temps)
renommés pour les chiens ». C’est MENAGE qui le dit, en 1650. Cette renommée n’est
pas usurpée en cette première moitié du XIXe siècle et le goût du chien pour le
chien gagne tout le nord du pays. On le constate avec cette répartie tirée des Pickwick
Papers de DICKENS (1836 – 1837) : I should like to have seen that dog said Mr.
Winkle (j’aurais aimé voir ce chien, dit M. Winkle). Le mot clef est
« voir ». On va se déplacer pour voir un chien parce qu’il est beau ou parce qu’il
est curieux, qu’il possède ce que les autres n’ont pas. C’est la multiplication
des races et le début du chien-objet vingt ans avant les premières expositions.
Le continent se met à importer des chiens anglais, pas seulement les chiens de chasse
mais d’agrément. Il y a longtemps que l’on est « fou de chiens », et que les chiens
de compagnie ont un statut à part dans la maison. LA FONTAINE le dit déjà dans «
l’Ane et le petit chien » :
Ce chien, parce qu’il est mignon
Vivra de pair à compagnon
Avec Monsieur, avec Madame.
SHERIDAN, en 1777, met en scene dans The School for Scandal (l’Ecole de la
médisance) Lady Teazle peignant le chien de manchon de sa tante Deborah. L’homme
rend au chien l’amour qu’il lui porte. Il le caresse, le soigne mais aussi, il le
façonne à son goût par exemple en diminuant la taille, en raccourcissant le museau.
C’est ce qui va arriver au King Charles Spaniel et au Bulldog, pour ne citer qu’eux.
Le commerce de vin de Bordeaux (claret) est florissant avec l’Angleterre
et les échanges sont nombreux. Les chiens anglais prennent le bateau. Les cirques
de Bordeaux qui organisaient des combats « à mort », ont été créés au milieu du
XVIIIe siècle et dureront jusqu’au milieu du XIXe siècle. Un « mémoire des frais
et dépences (dépenses) pour la course du thaureau (taureau) » nous prouve que de
nombreux « Dogues » et « Boulle Dogues » étaient achetés par douzaines à Rouen,
en Espagne, en Hollande et en Angleterre où les combats ont été interdits dès 1835.
Les éleveurs se spécialisent par races. Une sanguine de J.L. AGASSE figurant au
« Musée d’Art et d’Histoire » de Genève prouve, par exemple, l’existence d’élevages
de dogues et autres molosses en 1808.
Les livres sur les chiens se multiplient en Grande-Bretagne. Leurs auteurs sont
des praticiens passionnés tandis qu’en France, c’est encore l’oeuvre d’un veneur
aristocrate, LE VERRIER DE LA CONTERIE, l’Ecole de la chasse aux chiens courants
de 1763, qui est rééditée en 1859, en attendant le chef-d’oeuvre du Comte LE COUTEULX
DE CANTELEU, Manuel de vénerie française, en 1890 et, quittant la vénerie
pour la chasse à tir, l’Education du chien d’arrêt par le Baron A.C.E. BELLIER
DE VILLIERS en 1881, avec les subtilités « de la quête » du chien chassant « le
nez haut » ou « le nez bas », du « chien qui ne chasse que pour son maître », à
la différence du chien courant. La première moitié du XIXe siècle voit paraître
des livres sur ce que l’on appelle « sport », du tir à l’arc aux combats de coqs
en passant par les combats de chiens au « Westminster Pit » comme « Sporting Anecdotes
» de Pierce EGAN, en 1820. Le chien est aussi l’objet d’études, race par race, comme
dans Dogs de Charles Hamilton SMITH (1839 – 40). L’écrivain le plus prolifique
du temps est, sans aucun doute, Delabere BLAINE qui publie en 1803 un traité sur
les maladies des chevaux et des chiens après un livre sur la maladie de Carré (Distemper
in Dogs) avec la découverte d’un « remède efficace » (on peut en douter
!), en 1817 un ouvrage de pathologie canine, en 1824 un traité « philosophique et
pratique » sur l’élevage et en 1832 une description « nosologique» des maladies
des chiens. A cette surabondante littérature, il faut bien des lecteurs ! Les amateurs
de chiens sont en grand nombre et parmi eux les adeptes des « sports » et aussi
les grands de ce monde et même la famille royale. La reine Victoria aimait les chiens
et son mari, le prince Albert, a participé à faire connaître le Teckel en Angleterre
dans les années 1840. La reine avait ses chenils à Windsor (Royal Kennels).
Delabere BLAINE restera surtout dans l’histoire du chien par son énorme ouvrage
de 1240 pages comprenant 600 gravures : l’Encyclopédie des sports de plein air (Encyclopaedia
of Rural Sports). C’est l’époque où des clergymen pour le moins originaux
passent plus de temps « en selle qu’en chaire », chasseurs invétérés comme le Révérend
John FROUDE , connu pour son caractère exécrable et son rejet de toute autorité
y compris épiscopale, et son ami, le révérend John RUSSELL, dit Jack RUSSELL (1795
– 1883) grand amateur de boxe et de lutte qui, après des Otterhounds a eu son premier
terrier en 1819, puis de nombreux autres, aussi différents des terriers que l’on
verra plus tard dans les rings « que l’églantine l’est de la rose de jardin » (Dan
RUSSELL). On voit que l’opposition « chien de travail contre chien d’exposition
» est présente dès le début de la cynophilie.